Us, Jordan Peele (2019)

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Une famille américaine lambda – le papa, la maman, la fille aînée greffée à son smartphone, le fils cadet – partent en vacances à la plage. Ce sont des américains de la classe moyenne, assez aisés pour s’acheter un bateau, mais le petit modèle qui penche à gauche et dont le moteur fait preuve d’un certain caractère d’indépendance. Ils sont noirs, c’est un détail ou peut-être pas. Et la mère a un secret. Trente ans plus tôt dans le parc d’attraction en bord de mer, il lui est arrivé un truc. Elle a vu son double.

Attention critique avec spoilers.

L’idée sur laquelle repose le film : des millions de gens plus ou moins identiques à ceux d’au-dessus (les Américains) cachés dans les égouts, les métros désaffectés et autres tunnels de maintenance, qui se nourrissent de viande crue de lapin, et finissent un jour par tous sortir en même temps, cette idée est ridicule. Elle est même d’un ridicule hallucinant.

Fin de la critique ? Non… Parce que j’ai trouvé le film formidable.

Comme cette idée est ridicule et que l’acteur, scénariste et réalisateur Jordan Peele est loin d’être un imbécile, c’est qu’elle veut dire quelque chose, jusque dans son tissu surexplicatif. D’abord à qui s’adresse le film ? Je pense qu’il s’adresse avant tout aux Noirs américains (et le fait que la police n’arrive jamais après le premier appel au secours de la mère n’est pas juste une péripétie scénaristique). La bande-son et l’hommage au Thriller de Michael Jackson semblent confirmer cette hypothèse. Oubliez les sept couches d’explications du film (c’est un masque !) et attachez-vous plutôt à la place de l’afro-américain dans la société américaine post-Obama, disons, et l’art du metteur en scène : ce qu’il montre et ce qu’il cache. Alors, peu à peu tout fait sens (en fait, tout fait sens, le film est d’une richesse prodigieuse) : la chaîne humaine à travers les États-Unis pour la fin de la faim, le sens du mot US, « nous » en anglais, mais aussi United States, les États-Unis. Nous le peuple des États-Unis…

Jordan Peele s’attaque à sa manière, la farce horrifique, au prix que coûte la classe moyenne aisée. Pas les riches, c’est tellement convenu (et il y a tellement peu de riches de couleur). Au vu du fonctionnement de l’économie américaine, pour qu’il y ait une classe moyenne aisée, il faut qu’il y ait une classe pauvre, oubliée, enterrée, terrée, qu’on ne veut surtout pas voir. Jordan Peele fait sortir les squelettes du placard et choisit une cible étonnante pour sa démonstration, la classe moyenne, et pourquoi pas les Noirs pendant qu’il y est. Il se moque ouvertement des Noirs aisés qui se désintéressent du sort des Noirs ghettoïsés et fréquentent des Blancs plus riches. Us est une fable politique tranchante, assez brutale et déguisée en comédie horrifique qui ne tient pas la route. Le sujet du film c’est la solidarité, mais aussi le risque d’un embrasement racial. Le Helter Skelter qu’espérait Charles Manson.

Le message est très clair : attention la vie est précaire et peut-être un jour vous deviendrez, de façon brutale, une de ces personnes que vous ne voulez pas voir… d’une côte à l’autre des USA. Les différences physiques entre la famille d’en haut et la famille d’en bas évoquent évidemment un système de santé à deux vitesse. Etc.

Le film est très riche : politique, religion, lutte des classes, gentrification et paupérisation. Le verset de la bible auquel il est fait référence à trois reprises est : « C’est pourquoi ainsi parle l’Eternel: Voici, je vais faire venir sur eux des malheurs Dont ils ne pourront se délivrer. Ils crieront vers moi, Et je ne les écouterai pas. »

2000 ans après l’échec du coup de pub de Junior « aimez-vous les uns les autres », Dieu n’écoute plus. Or on sait les liens très forts que la communauté noire américaine entretient avec la religion. Le Gospel… n’est pas vraiment chanté par les Blancs.

Dans Millenium People, l’écrivain anglais J.G. Ballard nous montrait que d’une classe moyenne risquant le déclassement pouvait tout à fait émerger un mouvement terroriste. Jordan Peele nous rappelle que la clochardisation, l’exclusion, le déclassement peut toucher une grande partie de la population américaine. Que l’équilibre-même du pays est précaire, et que paradoxalement entretenir la haine Blancs/Noirs est un moyen concret de stabiliser les USA. Les Noirs représentent environ 13% de la population américaine et de 39 à 44% de la population carcérale, selon les sources / méthodes de calcul.

Us est aussi un bijou de mise en scène : la scène d’ouverture, l’arrivée sur la plage de la famille, les scènes de tension, la scène avec la voiture en flammes.

C’est un film politique très puissant, très provocateur, qui porte le masque d’une comédie horrifique ridicule. Ce qui dit aussi des choses très intéressantes sur l’état du cinéma américain actuel.

Je conseille.

Get Out – Jordan Peele (2017)

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Chris Washington est un brillant photographe. Après cinq mois de liaison avec Rose Armitage, celle-ci lui propose de rencontrer ses parents : Dean qui est neurochirurgien et Missy qui est psychiatre.  En chemin, les deux jeunes gens renversent un chevreuil. Le week-end ne commence pas très bien, surtout que Chris est mal à l’aise parce qu’il est noir et Rose blanche. Même dans l’Amérique post-Obama, une telle histoire d’amour ne va pas forcément de soi. Mais Chris n’est pas au bout de ses surprises, car les Armitage qui habitent une magnifique maison isolée, ont des domestiques noirs et semblent littéralement adorer tout ce qui est noir de peau.

Si vous ne voulez pas de spoilers : arrêtez votre lecture ici et sachez juste que c’est un très chouette film d’horreur/science-fiction (oui oui, science-fiction – car on y voit au moins deux sciences à l’oeuvre) avec de très bonnes scènes de comédie dedans.

[Critique avec spoilers]

Get out commence donc comme un remake contemporain du classique de Stanley Kramer : Devine qui vient dîner ce soir, où une jeune californienne présente son fiancé à ses parents : un brillant médecin, noir, veuf, plus âgé qu’elle, incarné par l’excellent Sidney Poitier, qui fut pour beaucoup dans le changement du statut de l’acteur noir dans le cinéma américain (regardez Dans la chaleur de la nuit, formidable polar social). La ressemblance s’arrête pourtant là, même si Get out parle évidemment de racisme, de préjugés, etc.

Dans un premier temps, le film est une habile comédie de mœurs, plutôt fine, subtile même, bien pensée, extrêmement bien filmée, qui prend le temps de développer ses protagonistes. Puis l’angoisse monte, et le film devient un film d’horreur paranoïaque où s’alternent scènes de comédie et scènes de tension, plus ou moins extrêmes. Dans un troisième mouvement, le film mord à pleine dents le territoire de la science-fiction, mais toujours avec cette alternance de scènes de comédie, portées par LiRel Howery, incroyablement drôle et juste, dans le rôle du meilleur ami de Chris (la scène dans le commissariat est à se pisser dessus). Ça fait beaucoup d’ingrédients pour un seul film, mais ça marche si on ne s’attarde pas trop sur les détails.

En fait Get out a un seul défaut notable : son scénario est construit pour ménager le suspens et/ou fabriquer un suspens artificiel. Deux scènes dénotent, la scène où Chris trouve les photos de Rose, cette scène shunte une explication façon « le méchant de James Bond vous explique », le procédé est louable mais reste un poil maladroit. La second écueil, plus problématique, vient à la fin avec la scène de préparation, décalée, des patients (je n’en dis pas plus), seul mécanisme scénaristique que Jordan Peele a trouvé pour produire une fois encore du suspense dans sa machine narrative et pour montrer frontalement les détails chirurgicaux, atroces, de l’opération qui attend Chris.

Bon, je ne dis rien de la dimension science-fictive parce qu’elle est principalement allégorique et donc à ranger dans la catégorie science=magie. C’est assez drôle, car elle rejoint tout un faisceau de réflexions de l’auteur australien Greg Egan (dont j’apprécie particulièrement les nouvelles, que j’ai relues pour le prochain Bifrost – le 88 consacré donc à Greg Egan).

Get out bénéficie d’un solide cast : Daniel Kaluuya est parfait dans le rôle de Chris, Allison Williams a le rôle le plus divers du casting et s’en tire bien, Caleb Landry Jones a l’air toujours aussi « malade »/malsain. (Commentaire sexiste pur, mais dans les limites de la décence : Erika Alexander est magnifique).

Un brin manipulateur, Get out n’est pas un film parfait, mais il ne faut pas s’en priver pour autant.