Joker, Todd Phillips (2019)

 

Joker2

L’histoire ?

Tout le monde la connait, non ?

Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) vit à Gotham City avec sa mère malade et rêve de devenir Gad Emaleh. En attendant, il gagne sa vie en faisant le clown devant les magasins en liquidation et les enfants malades du cancer. Une rixe dans la rue, d’abord, puis son licenciement vont marquer le début de sa descente aux enfers, à moins que le mouvement ait commencé bien longtemps avant.

En 1976 paraissait Taxi Driver de Martin Scorsese. Ce n’est pas peu dire que ce film a marqué une époque et plusieurs générations (en 1976 j’avais cinq ans ; par définition j’ai vu Taxi Driver pour la première fois beaucoup plus tard, sans doute vers l’âge de 25 ans). Taxi driver est entré en résonance avec la fin d’une époque, 1975, la fin de la guerre du Viêt-nam (1955-1975), la fin de certaines illusions. 1975 c’est exactement le mitan entre 1969, le meurtre de Sharon Tate et le concert d’Altamont qui marquent symboliquement la fin du mouvement hippie et le début des années 80 qui marque la victoire par KO de Wall Street sur le reste du monde (on patauge toujours dedans et l’eau sent de plus en plus mauvais).

Pourquoi parler ici de Taxi Driver ? Tout simplement parce que je n’ai pas pu, de la première à la dernière minute de Joker, m’empêcher de considérer le film comme un Taxi Driver de notre époque. La présence de Robert de Niro au casting n’aide pas, la façon dont Phillips filme New York / Gotham City n’aide pas non plus, même si parfois ça tend plutôt vers les années sauvages d’Abel Ferrara. Sans parler des plans sur les cinémas pornos (vers la fin), ces gens qui fument partout, y compris dans les hôpitaux.

Joker est assurément un bon film, en tout cas c’est un film puissant, mais c’est une œuvre très ambiguë, je dirais même plus : un film qui joue avec le feu de manière plus ou moins consciente. On retrouve dans Joker les Gilets Jaunes, le Chili d’aujourd’hui, la Bolivie d’aujourd’hui, l’Algérie d’aujourd’hui, le Hong Kong d’aujourd’hui, le Liban d’aujourd’hui, et pour le dire plus simplement le fossé qui se creuse entre les pauvres (les sous-hommes) et les riches (les sur-hommes). On y observe un jeune hétérosexuel de race blanche – Incel de surcroit – perdu dans un monde agressif, pour le moins. Menacé par des forces naturelles/économiques qui le dépassent, sur lesquelles il n’a (sans violence) aucune prise. On y voit des hommes politiques qui font ce qu’ils savent faire de mieux : promettre.

« L’infidélité est dans les promesses violées et non dans les sentiments éteints. » Axel Oxenstierna.

Le dégagisme est une forme d’infidélité désespérée et l’humour n’est pas toujours la politesse du désespoir. Joker a su indéniablement capter l’air du temps, au point qu’il m’a mis extrêmement mal à l’aise. Que ce soit derrière un masque de clown tueur ou un masque de Guy Fawkes ou sous un parapluie, une possible révolution semble à nos portes, ou du moins elle frappe à certaines portes. Une révolution que les puissances (occidentales ? chinoises ?) de l’argent ne pourront pas tolérer.  Espérons de toutes nos forces, que ce match n’aura pas lieu. Que la raison l’emportera avant.

Joker est terrifiant tant le chaos qu’il propose nous semble à la fois proche, inévitable, compréhensible, intolérable et indéfendable. Mais que peut-on faire quand la colère prend le pas sur tout le reste ? Joker est une œuvre ambiguë, ambivalente, perturbante, qui montre la douleur de ceux qui ne peuvent ni être heureux ni jouir dans une société, à la fois dans l’injonction permanente (au bonheur) et au bord de la rupture de classes. D’ailleurs, pour certains la rupture est d’ores et déjà « consommée ».

Maintenant il ne reste plus qu’à espérer que personne ne commettra de massacre déguisé en Joker… Ce serait vraiment de très mauvais goût.

A beautiful day – Lynne Ramsay (2017)

abeautifulday

Joe (Joaquin Phoenix) est un tueur. Son arme de prédilection est le marteau. Joe s’occupe de sa mère atteinte d’Alzheimer ou une saloperie du même genre. Joe n’est pas un bon fils. Il tente de se suicider, souvent, mais n’y arrive pas, pas vraiment. Joe est gras, Joe est moche. D’une certaine façon, il a quitté l’humanité. Et puis un jour, un sénateur lui demande de sauver sa gamine victime d’un réseau de pédophiles. Non : nuance. Un jour un sénateur lui demande de faire souffrir les gens qui ont prostitué sa gamine. Joe n’a pas grand chose à perdre, mais il fait face à des gens condamnés à gagner, ou à disparaître à jamais. Aucune demi-mesure ne sera possible. A ce jeu-là, il n’existe aucune règle.

Il y a des films qui sont hypnotisants tellement ils sont bien filmés, avec un sens aiguisé du rythme, du cadrage, de la mise en scène. Si maîtrisés sur le plan formel que vous les regardez sans vraiment réellement comprendre ce que vous regardez et, de temps en temps, vous sursautez, vous avez pris une image en pleine gueule, une scène vous a écrasé le cerveau comme si vous aviez été heurté par un 38 tonnes, une simple phrase vous a scotché à votre canapé.

Pour tout dire, j’ai vu ce film une première fois il y a un mois environ, il m’a laissé épuisé. J’ai trouvé que si on enlevait Joaquin Phoenix plus rien ne tenait, que l’histoire était idiote, qu’il y avait des problèmes dans le scénario, des faiblesses de construction, etc. Et, en même temps, putain, j’ai ressenti à peu près la même chose que la première fois que j’ai vu Only God forgives qui occupe une place de choix dans mon panthéon personnel. J’ai revu hier le film, et j’ai été bluffé, de nouveau, différemment : je connaissais l’histoire, chacun de ses points faibles, chacun de ses point forts et malgré cela BLAM ! une série d’uppercuts dans la gueule.

D’habitude les films ancrés dans une recherche formelle primaire ont tendance à me fatiguer. Là non. D’une histoire simple (et qui, à mon humble avis, ne résiste à aucune analyse sérieuse – donc c’est un conte de fées, datant de l’époque où les contes de fées était d’une cruauté suffocante) Lynne Ramsay tire un film d’une brutalité bluffante. Je n’aime pas le cinéma de Gaspard Noé (je ne l’ai jamais compris), je pense qu’on pourrait facilement comparer ce A beautiful day au cinéma de Gaspard Noé, mais Ramsay me semble plus fine et abat un atout que Gaspard Noé n’a jamais eu : un Joaquin Phoenix stratosphérique. Stupéfiant de la première à la dernière minute.

C’est l’histoire d’un ogre qui va sauver le petit chaperon rouge des grands méchants loups. Va-t-il réussir, échouer ? Et si l’enjeu n’était pas là ? Ne l’avait jamais été ?

Inherent Vice, Paul Thomas Anderson (2014)

InherentVice

Larry « Doc » Sportello (Joaquin Phoenix) est détective privé. En Californie. A une époque qui suit de très près l’affaire Charles Manson. Doc semble carburer à un régime marijuana / bière en canette / gaz hilarant, quasi-exclusif. Un jour, sa petite amie d’avant, Shasta (Katherine Waterston, fille de Sam Waterston, en photo ci-dessus, ne me remerciez pas) vient lui rendre visite. Elle s’est liée intimement avec un homme marié qui n’est autre que Michael Z. Wolfmann (Eric Roberts), un magnat de l’immobilier acoquiné avec des bikers néo-nazis. Shasta pense que l’épouse de son amant (avec l’aide de son amant à elle, faut suivre) mijote un mauvais coup et que ce serait bien de prévenir le procureur, et ça tombe bien car Sportello couche avec une substitut du procureur : Penny, très stricte d’apparence, mais les apparences sont parfois trompeuses. Surtout à cette époque-là, troublée. Peu de temps après, Shasta et Wolfmann disparaissent. Ensemble ? Séparément ? C’est ce que Doc Sportello va essayer de déterminer.

Raconté par le personnage secondaire de Sortilège (c’est son nom, parfois raccourci en Lège), Inherent Vice réussit la gageure de faire vivre à l’écran la prose de Thomas Pynchon, via une voix off très maîtrisée. Néanmoins un film n’est pas un livre et malgré toutes ses scènes réussies (mais parfois un peu forcées, probablement pour prétendre au statut de scènes-culte) le film de Paul Thomas Anderson paraît un tantinet émoussé et, paradoxalement, un peu à l’étroit. Joaquin Phoenix est étonnant, la plupart du temps méconnaissable. Katherine Waterston est belle comme un rayon de soleil sur un plage de Californie déserte, avec quelques rouleaux sous l’horizon. Josh Brolin est plus vrai que nature en flic frustré. Le monde décrit est corrompu, mollement mité par un monde hippie à l’agonie, qui va vite se déliter en minuscules communautés vouées à l’oubli. Les pouvoirs de l’argent vont définitivement gagner sur ceux de l’esprit et recouvrir tout le paysage, jusque là unanimement désertique, ou presque. Charles Manson a définitivement enterré le flower power. Sa croix gammée tatouée sur le front n’y changera rien.

Agréable, longuet, mais agréable, Inherent Vice reste mineur. On a connu Paul Thomas Anderson plus inspiré. Jamais il ne retrouve dans ce film l’incandescence de There will be blood ou l’audace de Magnolia. Et au fil du film, on ne peut s’empêcher de penser à The Big Lebowski des frères Coen, à The Nice Guys de Shane Black pour de mauvaises raisons, les deux comédies sus-citées ayant davantage d’abattage.